lundi 14 mai 2012

Le Net, c'est du chinois

De la logique et du pragmatisme...ici radio Londres, 60 ans après


Sur les réseaux sociaux chinois (les Weibo), l'imagination est au pouvoir face à la censure. Faute de pouvoir citer les noms des hauts dirigeants politiques et des dissidents, tous placés sur des listes de mots sous surveillance, ou des expressions considérées comme sensibles, telles que "massacre du 4 juin 1989", les internautes chinois élaborent un langage codé. Leur inventivité, pimentée d'humour et d'ironie, est favorisée par la richesse tonale de la langue chinoise, qui facilite le recours aux homophones. "Comme l'a souligné ironiquement l'artiste Ai Weiwei, la censure est un formidable stimulant à la créativité", note Renaud de Spens, spécialiste de l'Internet chinois, basé à Pékin.
L'émergence de ce langage codé amène certains, à l'étranger, à se demander s'ils n'ont pas perdu leur chinois. Surtout lorsqu'il est question des sujets politiques les plus sensibles. Le 23 mars, sur Falanxi360, un forum de discussions destiné aux Chinois vivant en France, "un internaute" - c'est ainsi qu'il se présente - a lancé un appel au secours. Un de ses amis vivant en Chine venait de lui envoyer un texte devenu très populaire dans le pays, afin de "tester le niveau de chinois d'un vieux "huaqiao" (Chinois de la diaspora) qui a vagabondé à l'étranger depuis de longues années". Tous les caractères et les mots lui étaient familiers, mais il ne parvenait pas à comprendre le sens de ce texte : il recelait toutes les techniques utilisées par les internautes chinois pour contourner la censure.

Ce court récit a été écrit en pleine affaire Bo Xilai, l'ancien numéro un du Parti communiste de la ville de Chongqing, limogé en mars, et dont la femme est soupçonnée de meurtre. Intitulé "La guerre des Télétubbies contre Maître Kong", il évoque une lutte menée par les marionnettes de la célèbre série télévisée britannique destinée à la jeunesse, aidées par Kumho, une marque de pneus sud-coréens, contre les nouilles instantanées Maître Kong ! Les premiers réussissent à déjouer la tentative de Maître Kong d'imposer la fondue de Chongqing sur le marché. Apparaissent dans le récit d'autres marques, telles la boisson Wanglaoji et la lessive Tide.
Pour les non-initiés, une explication s'impose. Les deux principaux dirigeants de la Chine, Wen Jiabao (la transcription de "Télétubbies" en chinois utilise le caractère bao, "trésor") et Hu Jintao ("Kumho" en chinois comporte les caractères hu et jin), se sont opposés à Zhou Yongkang ("Maître Kong"), tous trois étant membres du Comité permanent du bureau politique, le coeur du pouvoir, dont les neuf sièges vont être renouvelés en octobre lors du 18e congrès du Parti communiste.
Zhou Yongkang voulait imposer son protégé, Bo Xilai, fils d'un révolutionnaire historique et numéro un du Parti communiste à Chongqing (désigné dans le texte comme la "fondue de Chongqing"), face au futur numéro un, Xi Jinping - surnommé "lessive Tide", soit en chinois Taizi xiyifen, "lessive qui nettoie les taches". Par une subtile substitution d'idéogrammes, l'expression signifie aussi "prince Xi", or Xi Jinping, lui aussi fils d'un révolutionnaire historique, appartient à l'aristocratie du régime. La chute de M. Bo a été provoquée par la tentative de défection de son bras droit, Wang Lijun ("Wang Laoji" dans le texte), au consulat américain ("Coca Cola"). Conclusion de l'histoire : "La fondue de Chongqing voulait à tout prix entrer sur le marché, mais il n'y a qu'un seul candidat possible et tout le monde voit bien que c'est la lessive Tide."
En quelques jours, le texte des Télétubbies et de Maître Kong a fait le tour du Web chinois. Grâce à lui, les internautes pouvaient aborder un sujet politique sensible, absent des médias officiels. Dans les forums de discussions, puis sur les réseaux sociaux, on s'est aussi amusé de la mode annoncée cet été chez les partisans de M. Bo des tee-shirts "pas épais" (buhou, une autre manière de désigner Bo Xilai, car le caractère bo veut dire "épais"), qui permettront de "réduire la température", ce qui désigne ici Wen Jiabao, wen signifiant aussi la température.
Cette pratique du langage codé n'est pas nouvelle, souligne l'universitaire Séverine Arsène, spécialiste de l'Internet chinois. "Dans des sociétés esclavagistes, les esclaves ont toujours eu des codes entre eux pour que les maîtres ne comprennent pas ce qu'ils disent. Il est normal pour des populations dominées d'avoir ce genre de codes", souligne-t-elle. La nouveauté, dans la Chine contemporaine, est la possibilité d'y avoir accès, grâce à Internet, dans des espaces à la frontière du privé et du public, où se déroulent des "conversations en clair-obscur". "Cela permet à cette culture de devenir moins secrète. Tout le monde sait que cette culture critique et cryptée existe", souligne Séverine Arsène.
Ce phénomène est porté par les nouvelles générations, surnommées les "post-80" (balinghou en chinois) parce qu'elles sont nées après 1980 : de jeunes urbains plus individualistes que leurs aînés, adeptes des nouvelles technologies et qui n'hésitent pas à dévoiler leur intimité sur les blogs, forums de discussions et microblogs. Ils diffusent très rapidement les nouveaux mots et expressions, les faisant régulièrement accéder au statut de "mème", notion bien connue de la culture Web qui désigne la diffusion massive d'une idée et sa réappropriation, réinterprétation et modification par les internautes.

http://www.lemonde.fr/technologies/article/2012/05/13/le-net-c-est-du-chinois_1699432_651865.html

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