lundi 4 juin 2012

Y a-t-il un génocide invisible des femmes en Asie ?

"C'était une information comme il y en a des milliers dans les rubriques des faits divers. Un petit article du Hindustan Times, paru le 19 avril, qui signalait que, pour la deuxième fois dans la même semaine, on avait trouvé, dans la ville de Gurgaon, non loin de New Delhi, une petite fille tout juste née et déjà abandonnée. La première sous un arbre, la seconde dans une poubelle. Dans sa dernière phrase, l'auteur de l'article rappelait que, selon le recensement de 2011, le sex-ratio à Gurgaon était tellement déséquilibré qu'il naissait 853 filles pour 1 000 garçons.

On a beau savoir, depuis de nombreuses années, que les avortements sélectifs sont monnaie courante en Inde, ce genre de chiffres est toujours un choc. Le phénomène est tel que les journaux indiens emploient fréquemment l'expression de "female fœticide" (fœticide féminin), qui est même devenue un mot-clé dans The Times of India. Pour me rafraîchir la mémoire, j'ai récupéré quelques autres études et données chiffrées. Le sex-ratio "normal" chez l'homme est d'environ 105 garçons pour 100 filles à la naissance et c'est, par exemple, ce que l'on constate en France. Il peut y avoir quelques fluctuations de quelques points autour de cette proportion, mais rien d'énorme. Il naît naturellement plus de garçons que de filles et, au fil du temps, les deux populations s'équilibrent (les hommes ont plus d'accidents et sont plus "fragiles" que les femmes), puis le rapport s'inverse, puisque ces dames vivent plus longtemps que ces messieurs. Ainsi, en France, pour 100 femmes de 65 ans et plus, il ne reste plus que 74 hommes dans la même tranche d'âge. Au total, sur la population générale, on compte 96 Français pour 100 Françaises.

Chez les deux géants asiatiques que sont l'Inde et la Chine, le sex-ratio à la naissance a depuis un bon moment quitté les rives de la normalité, avec respectivement 112 et 113 garçons pour 100 filles. La raison est à la fois culturelle, politique et technologique. Culturelle d'abord, car c'est la préférence pour les mâles, encore très marquée dans ces sociétés, qui est le moteur premier des avortements sélectifs. Technologique car, même s'il ne faut pas oublier que des infanticides de filles existent depuis toujours, l'ampleur du phénomène s'explique par la généralisation de l'échographie au cours des dernières décennies, qui permet de déterminer le sexe du fœtus. Politique enfin, car le désir des Etats de contrôler la démographie et d'abaisser le taux de fécondité (avec par exemple la politique de l'enfant unique en Chine) met une pression supplémentaire sur les familles. Les mêmes Etats ont donc introduit des lois pour juguler les IVG anti-filles, et la Chine, qui était grimpée à un sex-ratio de 120 garçons pour 100 filles au cours des années 2000, avec un pic à 137 garçons pour 100 filles dans la province du Jiangxi en 2004, a vu ce chiffre sensiblement baisser dernièrement (même s'il faut parfois se méfier des statistiques officielles).

En Inde, en revanche, le "fœticide féminin" ne semble pas vraiment sur le déclin, comme l'a expliqué une étude parue en 2006 dans The Lancet. La sélection prénatale s'avère particulièrement redoutable dans le cas où les premiers enfants nés sont de sexe féminin. Si le couple a déjà une fille, le sex-ratio pour le deuxième bébé n'est plus que de 749 filles pour 1 000 garçons. Et si les deux premiers enfants sont des filles, la proportion pour le troisième baisse encore à 719 filles pour 1 000 garçons ! La même étude estime que, entre 1985 et 2005, environ un demi-million de petites Indiennes ont manqué chaque année à l'appel, soit un total de 10 millions d'individus sur les deux décennies. D'où l'interrogation qui figure en titre de ce billet : peut-on parler de génocide invisible des femmes en Asie, sachant que des anomalies du sex-ratio sont signalées en Chine et en Inde, mais aussi au Pakistan et au Vietnam ? C'est un sujet délicat, car certains ne se priveront pas de se saisir de cette dénonciation des avortements sélectifs pour remettre en cause le droit à l'interruption volontaire de grossesse – ce dont il n'est évidemment pas question ici. Autre obstacle : ce détournement misogyne de l'IVG est un processus silencieux qui joue sur le long terme ; il ne se manifeste pas brusquement ni de manière spectaculaire, et les médias, faute d'actualité brûlante, ont donc du mal à s'en emparer.

Pour finir, je voudrais signaler que ce phénomène fait des ricochets ailleurs qu'en Asie, tout d'abord par le biais des communautés expatriées qui continuent, au moins pour un temps, de privilégier une descendance masculine. Ainsi, un sex-ratio anormal chez les enfants nés de parents indiens vivant en Angleterre et au Pays de Galles a-t-il été mis en évidence dans une étude parue en 2007. Au début du mois de mai, The Economist a relevé une autre étude montrant le même genre de phénomène, cette fois dans la province canadienne de l'Ontario, dans des familles venant d'Asie du Sud et du Sud-Est.

Enfin, certains pays d'Europe succombent aux préjugés anti-filles et pratiquent les avortements sélectifs y afférent. Le signal d'alarme a été tiré il y a quelques mois, en octobre 2011, par l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, qui a adopté une résolution intitulée "La sélection prénatale en fonction du sexe". On y lit notamment qu'"au cours des dernières années, l’écart par rapport au sex-ratio naturel à la naissance a atteint des proportions inquiétantes dans plusieurs Etats membres du Conseil de l’Europe. C’est notamment le cas de l’Albanie, de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan - où le taux actuel est de 112 garçons pour 100 filles -, et de la Géorgie - où il est de 111 garçons pour 100 filles. (...) L’Assemblée souhaite attirer l’attention des Etats membres du Conseil de l’Europe sur les conséquences sociales de la sélection prénatale en fonction du sexe, notamment sur les déséquilibres démographiques susceptibles de créer des difficultés pour les hommes dans la recherche d’une épouse, de mener à des violations graves des droits de l’homme telles que la prostitution forcée et la traite à des fins de mariage ou d’exploitation sexuelle, et de contribuer à une montée de la criminalité et des troubles sociaux."

http://passeurdesciences.blog.lemonde.fr/2012/06/03/y-a-t-il-un-genocide-invisible-des-femmes-en-asie/

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